Libération
(extraits)



Et si ce film magnétique
était plutôt le rêve de Quichotte
et de Sancho
que le projet impossible
d’adapter Cervantès ?


Serait-ce le film, qu’en toute honte, on a failli rater ? Se présentant avec grande austérité, cent-dix minutes presque muettes dans quelque campagne de la province catalane de Gérone. Honor de Cavalleria d’Albert Serra avait tout, a priori, pour rebuter le festivalier dont la bougeotte (courage, fuyons !) est devenue au fil des jours le mouvement naturel. Or, à peine installé devant le film, c’est exactement le contraire qui se passe.

L’agitation cesse et c’est le mouvement même du cinéma qui nous gagne et nous emporte. Adapté de Don Quijote de la Mancha de Cervantès, le film est une leçon d’inspiration, avec sa façon de puiser à la substance même du roman son infra-monde et son essence. Sans Dulcinée ni aucun mouvement à l’horizon, le minimum de costumes et d’accessoires suffisant à la citation d’époque, éludant tout ce qui relèverait de l’épique, l’image règle sa cadence sur le pas tranquille des marcheurs, suit des yeux la déambulation du vieux Quichotte et du gros Sancho pansu.

[…]

A l’écoute de ce savoir-vivre, il y a une sorte d’apaisement à l’œuvre, une quiétude faite d’amitié simple qui se passe presque de commentaire, mais aussi un désenchantement moral, tout aussi d’actualité : « Tu n’as pas connu l’âge d’or », dit Quichotte à Sancho. Mais rien n’indique que ce regret soit une nostalgie. Et si ce film magnétique était plutôt le rêve de Quichotte et de Sancho que le projet impossible d’adapter Cervantès ? Il y a en effet ces nombreux plans où, allongés sur le sol, adossés à la croûte terrestre, le toit du ciel au-dessus de leurs têtes, Quichotte et Sancho somnolent. L’image littéralement fantasque est alors l’émanation de leurs pensées, le brouillard de leurs chimères où ils semblent eux-mêmes tituber comme des enfants aveugles.

Comme tout bon film, on songe avec eux à autre chose : à la peinture, puisque les ciels sont comme chez Turner ou Poussin, mais aussi et surtout à la poésie. […] Et voilà Quichotte debout dans l’espace, entre shaman sioux et réincarnation en armure anachronique du fou de Dieu d’Aguirre, les bras tendus comme pour embrasser toute la beauté du monde en une sorte d’incarnation muette de tout son corps bandé, mutant soudain en un cri idéalement proféré en italien : « Andiamo ! », dit Quichotte.

Allons-y en effet, suivons ce guetteur dans sa façon de voir les choses, et voyons surtout que, de toutes les machines de l’univers (eau, terre, vent, feu), ce « vieux fou » est comme le préposé. Et le geste est sublime quand la main de Quichotte caresse les nuages, son doigt pointant une trouée dorée dans le ciel au soleil couchant. « Regarde ! », dit Quichotte à l’ami Sancho. On regarde et on voit. Que le cinéma devrait toujours être comme ça, dans l’extase à presque s’évanouir. Et qu’à cette condition, il fait bon y vivre.

Gérard Lefort – Libération
mai 2006